La fluidique, grand virage de la chimie

Une vision en rupture avec les méthodes traditionnelles, aidée par les nanotechnologies, fait entrer la chimie dans l’ère de la fluidique. Production de médicaments à la carte, décentralisation des usines et diminution de leur taille, exploitation plus respectueuse de l’environnement, moins onéreuse, plus homogène et moins dangereuse… Les promesses de la fluidique sont nombreuses et s’ouvrent à la médecine, à la pharmacie, à la valorisation de la biomasse et à d’autres secteurs. Des chercheurs de l’ULiège ont pressenti cette transversalité et fédèrent leurs forces et leurs outils. Entre formation, éducation, innovations et services, leur plateforme est unique au monde.

MONBALIU Peptides Cycliques (c)ULiege

 

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arburants, parfums, solvants, médicaments, textiles, vin, bières, plastiques… Nous sommes cernés de produits issus de réactions chimiques. Traditionnellement, ces mélanges se font dans des réacteurs batch, contenant des volumes allant jusqu’à plusieurs milliers de litres. Avec l’aide des nanotechnologies, le début des années 2010 a été le berceau d’une révolution dans le domaine : la fluidique. Dans ces micro et meso-réacteurs, les produits ne  stagnent plus, mais s’écoulent en flux continu et répondent à des propriétés physiques différentes. Ces réactions, plus rapides et nécessitant de plus faibles quantités de produits, ouvrent un large spectre d’applications. Mais cette technologie de pointe exige une transversalité multidisciplinaire. Experte dans le domaine, l’ULiège bénéficie d’un équipement Corning, encore peu présent dans les universités. Aujourd’hui, un laboratoire organisé en plateforme fédérant des compétences alors isolées devient un lieu unique au monde. « Des centres pluridisciplinaires autour de la fluidique existent déjà, explique Jean-Christophe Monbaliu, chimiste organicien, créateur du CiTOS (Center for Integrated Technology and Organic Synthesis). Mais ils ne proposent pas une approche aussi holistique que la nôtre. » Une opportunité pour les étudiants, pour la recherche et l’innovation, et pour le secteur industriel.

Chimie fine et médicaments à la carte

La chimie traditionnelle est restreinte dans un carcan délimité par la température, la pression et le temps de réaction. La fluidique permet d’obtenir de nouveaux événements chimiques. D’une part en utilisant des réactifs connus, mais soumis à de nouvelles conditions de réaction (ils peuvent par exemple être chauffés à des températures très élevées sans risque d’être détruits), d’autre part en utilisant des produits oubliés voire interdits dans les méthodes classiques. « Ces produits sont soit toxiques ou cancérigènes, soit ont un contenu énergétique puissant. Leur profil est intéressant, notamment parce qu’ils peuvent réduire le temps d’une réaction, mais ils sont aussi coûteux et explosifs. Un espace petit et confiné offre des possibilités de contrôle accrues, pour des quantités très faibles, de surcroît (d’une centaine de microlitres à quelques dizaines de millilitres). Dans un tel dispositif, un emballement réactionnel menant à une explosion est moins probable et n’aurait qu’un impact mineur. »

La fluidique restait initialement exploitée à des fins militaires. En 2012, Jean-Christophe Monbaliu, alors engagé au MIT, contribuait à la mise au point d’une unité mobile de fabrication de médicaments (lire à ce sujet l’article Une usine portable de fabrication de médicaments). Ce projet, financé par le DARPA (Defense Advanced Research Agency), devait permettre d’alimenter en médicaments les zones de conflits. « Nous parlons ici de quelques dizaines de grammes par jour d’un produit. C’est suffisant pour proposer des milliers de doses d’un principe actif. Ce qui fonctionne pour les zones de conflit fonctionne aussi pour des épidémies, des catastrophes naturelles, ou encore pour chercher des remèdes à des maladies orphelines. »

L’ULiège élargit l’horizon de la fluidique

Peu coûteuse à l’emploi, nécessitant peu de produit, transportable et d’une grande précision analytique, la fluidique s’applique à de nombreux domaines au-delà de la chimie fine et de la production de médicaments.

Une alternative au pétrole : La plupart des produits que nous utilisons sont issus du pétrole (textiles, plastiques, carburants, solvants…). Ce sont des produits dits pétrosourcés. Or, il est communément admis que le pétrole s’épuise, et que son exploitation est particulièrement polluante. « Nous vivons une transition du pétrosourcé vers des alternatives biosourcées, contextualise Jean-Christophe Monbaliu. » Ce qui est loin d’être méconnu. Ce qui l’est moins, c’est que la microfluidique aide considérablement cette révolution.« Aider à cette transition est l’un des grands axes du laboratoire, notamment en cherchant comment transformer et valoriser des molécules issues de la biomasse, comme les déchets de l’industrie forestière, les tontes des gazons ou les algues, en molécules plus complexes. »

Un exemple qui a été abondamment relayé sur Internet est la création industrielle d’algues transformées en biocarburant. « Il s’agit de photochimie. La lumière est utilisée comme réactif. Mais en utilisant de gros tuyaux, la pénétration de la lumière est vite arrêtée et reste superficielle. Les fins canaux de la fluidique offrent une pénétration optimale et intense, ce qui conduit à des réactions impossibles dans des productions classiques. »

Levée de voile sur la mécanique des fluides : Au niveau macroscopique, les fluides sont sujets à des phénomènes non linéaires de turbulence, qui disparaissent en microfluidique. « Une autre force apparaît, intervient Tristan Gillet, assistant Professeur au laboratoire de microfluidique de l’ULiège, actif dans le développement technologique de la fluidique. Cette force, c’est la tension de surface, qui agit à l’interface de deux produits, comme une goutte d’eau et une goutte d’huile, par exemple. Cette interface peut être comparée à une membrane, un ballon de baudruche. C’est aussi la tension provenant de cette force qui explique qu’une goutte est arrondie. En réalité, les comportements générés par la tension de surface sont complexes et peu étudiées, en microfluidique. Nous cherchons à mieux les comprendre pour pouvoir les exploiter. Nous travaillons en ce sens sur un projet d’émulsion et de manipulation de microgouttes. Dans chaque microgoutte, nous pourrons y confiner une cellule pour en faire des tests indépendants. » Cette technique a un grand impact dans les sciences de la vie, comme les prochains points l’illustrent.

Bioingénierie et résistance bactérienne : A la Faculté de Gembloux Agro-Bio Tech, Frank Delvigne, Professeur en biotechnologie microbienne, participe à de nombreux projets européens autour de la fluidique. Ses deux domaines de recherche principaux sont analytique et applicatif. Le premier vise à étudier le comportement microbien à l’échelle individuelle. « On observe que des microorganismes unicellulaires au génome identique ont tendance à se diversifier au cours du temps. Cette hétérogénéité, dont on commence à cerner les mécanismes, n’est pas sans impact. Par exemple, certaines bactéries pathogènes vont survivre à un traitement aux antibiotiques et donner naissance à une nouvelle population. Avec la microfluidique, on peut étudier des cellules individuellement et quantifier cette hétérogénéité. Au niveau applicatif, l’hétérogénéité cellulaire rend difficile le contrôle de la production de réactions biochimiques. J’aimerais utiliser la microfluidique pour extrapoler ces bioprocédés. En partant de petites quantités, plus faciles à maîtriser, et en les parallélisant à d’autres réacteurs, nous pourrons atteindre un niveau de productivité plus important. »

Une miniaturisation des tests diagnostics : La microfluidique permet des traitements d’échantillons sanguins plus rapides, plus précis et moins invasifs. « Nous l’appliquons notamment pour doser les antibiotiques de la famille de la pénicilline, illustre le Professeur Bernard Joris, du Centre d’Ingénierie des Protéines de l’ULiège. La dose curative d’antibiotique dont les patients ont besoin varie selon leur profil. Dans certains cas, leur administration se fait à des doses élevées, qui flirtent avec une toxicité importante. Des tests diagnostics permettront au médecin de mesurer leur concentration dans le sang et d’adapter le traitement au plus près des besoins du patient. » On peut imaginer qu’une telle miniaturisation du diagnostique sanguin va plus largement faciliter l’avènement d’une médecine plus personnalisée. Les médecins pourront avoir leur propre réacteur. D’une seule goutte de sang, ils obtiendront les résultats de leurs patients, sans ne plus devoir nécessairement passer par des laboratoires de biologie clinique. Le gain de temps, souvent précieux en diagnostic, sera considérable !

En partenariat avec le Giga, Tristan Gillet travaille, lui aussi, sur les études de cellules isolées, pour percer l’hétérogénéité des tissus biologiques. « Un exemple typique de l’intérêt des diagnostics cellulaires est la recherche, dans un échantillon de sang, d’un début de développement de cancer. Ce que permet la fluidique, c’est de trouver une aiguille dans une botte de foin. L’enjeu est double : il s’agit de dépister un cancer peu développé, au moment où ne sont présentes que quelques cellules cancéreuses sur des millions de cellules sanguines, et ce, à l’aide d’une simple prise de sang. À savoir, un procédé accessible et généralisable au plus grand nombre. Pour sortir de la médecine, des études diagnostiques peuvent aussi être menées dans le secteur agroalimentaire, pour débusquer des contaminants de toutes sortes. »

L’éthique de la fluidique : Une attention particulière est apportée aux aspects négatifs de la technologie, comme en témoigne Jean-Christophe Monbaliu. « Elle est si compacte et démocratisée qu’elle peut tenir dans une valise, par exemple, et produire plusieurs kilogrammes d’amphétamines par jour, ou créer des gaz de combat. Dans cette optique, nous avons utilisé un réacteur mésofluidique photochimique pour neutraliser du gaz moutarde. Nous parvenions à le neutraliser de manière extrêmement efficace, et ce, uniquement avec de la lumière et de l’air. Ce n’est qu’un exemple. Et comme presque tout ce qui nous entoure est issu de la chimie, il y a beaucoup de choses à inventer ou à réinventer. »

Dans un réacteur fluidique, une pompe alimente en réactifs un tuyau au diamètre très fin, explique Jean-Christophe Monbaliu. La dimension submillimétrique du tuyau génère des phénomènes de dynamique des fluides inédits. Dans la macroscopie, c’est la gravité et la densité, qui séparent deux fluides. D’autres forces caractérisent le monde microscopique. Elles permettent un mélange plus homogène, plus rapide, et une meilleure gestion de la chaleur. À mesure qu’ils s’écoulent, la réaction progresse. Les produits sont ensuite récoltés pour un conditionnement ou pour une nouvelle réaction. Selon la taille des réacteurs, on parlera de microfluidique ou de mésofluidique. Mais dans les deux cas, le processus reste le même. » Cette manière de concevoir la chimie est inédite. D’une approche statique de la réaction, définie dans le temps, on évolue vers des procédés résolus dans l’espace. Le flux est continu et la longueur du tuyau détermine le temps de réaction

Une opportunité industrielle

La flexibilité de la fluidique autorise une pensée décentralisée, sans pour autant empêcher une grande capacité de production. Les réacteurs mésofluidiques peuvent en effet produire plusieurs centaines de tonnes par an. Ce qui relevait de l’intervention ponctuelle devient aujourd’hui un mode continu et systématique de production. « Les organes régulateurs les plus influents suggèrent de l’intégrer dans les chaînes de production. Il ne s’agit plus, avec la fluidique, de produire « sur le pousse », mais d’assurer des productions généralisées de principes actifs ou de molécules à haute valeur ajoutée. » Cette décentralisation permettra de produire localement, dans des infrastructures réduites, et présente des avantages en termes de gestion des risques, de temps de réaction, de transports, de logistique et de stockage de produits parfois dangereux. Les bénéfices environnementaux et économiques sont indéniables.